Excitée, elle l'était oui. Des mois qu'elle attendait cette matinée...
Bon, il pleuvait: ça, dans son imaginaire fantasmé, elle n'avait pas prévu...
- les bottines souillées par la gadoue omniprésente sur son trajet jusqu'en ville
-les mèches de cheveux dégoulinantes que la capuche n'avait pas protégées suffisamment des averses intermittentes qui s'abattaient avec obstination sur un périmètre étriqué qui représentait en surface environ dix mètres carrés autour d'elle.
Si, si, elle était objective. Quoi ? l'Europe sous les inondations...Vous êtes sûrs, vraiment?
Et puis, haussement d'épaule relativisant, comment aurait-elle su, elle? Elle ne se risquait que très peu à glisser son oeil sur l'écran dégoulinant de politesse et de bienséances hypocrites des journaux télévisés, sur la bêtise des jeux qui récompensaient l'être capable de tirer à son paroxysme une langue pendue de remerciement canin au présentateur au sourire gominé , sur les émissions de télé-réalité qui enfonçaient -dans son sofa- de malaise cette amoureuse de la magie du non -dit, du secret et du mystère des êtres préservés.
La télé salissait tout, même ce qui ne l'approchait pas, c'est-à-dire les lucides extraterrestres terriens qui la fuyaient .
Ophélie sentait son estomac s'oppresser, sa poitrine se serrer d'angoisses de compassion face à la détresse éhontément exposée du monde, elle se détestait de son impuissance et de sa passivité devant l'Horreur et l'Idiotie de l'humain en marche et ensuite, par conséquence, la réalité montrée - mensonger miroir défiguré, symbole d'une manipulation médiatique poussée à l'extrême- était pour elle une sangsue qui la vidait de toute énergie créatrice.
Elle tirait l'essence de ses élucubrations écrites dans l'abime fine qui séparait la quotidienneté et le délire des vies rêvées. Non, elle ne rejetait pas l'attachante simplicité de la nature, elle sortait simplement de sa demeure les poubelles commerciales que les médias avaient faits d'elle.
Aussi, que le monde soit terrassé par des déluges, lavages à grande eau de pleurs divins devant la noirceur de ce monde, n'avait pu qu'échapper à notre héroïne, parce que si l'on voulait regarder la météo, on ne pouvait éviter de contaminer , même quelques brèves minutes, son oeil des obscurités abêtissantes du programme précédent.
Et puis, de toutes façons, journée pluvieuse, journée heureuse, non?
Elle se sentait relaxée rien qu'en glissades oculaires autour d'elle, une langueur rose et verte avait envahi son échine et lui donnait envie de s'accouder à un bar, quelque part, pendant que la rue assourdissante autour d'elle vagissait, lèvres rêveuses. Envie de se laisser emporter par les p'tites histoires que racontent les chansons d'un poste radio, complice adossé non loin à la regarder siroter.
Elle se sentait d'une humeur étrangement surréaliste , et désirait que son esprit se meuve dans un univers de murs kaleïdoscopiques qui défileraient dans l'encadrement des portées musicales de quelque aède contemporain .
Elle entendait presque les bulles écolo-polémico-rigolotes d'un, qu'elle écoutait tant, bulles qui s'envolent, colorées, bulles de savon , éclectique pluie inversée de sons sautillants, un piano, et des mots en sauce piquante .
Un rêve amphigourique ressurgissait en spasmes nébuleux de ses neurones aiguillonnés par l'odeur de la pluie et les flic floc des flaques malmenées par les passants pressés...
Une vue plongeante et vertigineuse sur un océan -lagon où l'on distinguait déjà un immense bateau de croisière. Une arrivée épique en barque à coups de rames régulières, immersion sonore saccadée qui imprimait un rythme rassurant.
Elle ne se voyait pas, devinait juste sa propre présence par la perception aigue des couleurs, des odeurs, des lumières qu'elle saisissait. Elliptique entrée sur l'immense embarcation. Elle progresse maintenant, allongée, embrassée par les parois d'un interminable tunnel transparent...elle rampe avec lenteur, bercée par le tapis mouvant que l'océan ,sous elle, ménage et elle se laisse guider par des voix, d'autres passagers sans doute, qui lui ouvrent le chemin. Elle parvient à une salle vitrée ceinte de bancs de bois ciré, d'autres inconnus ont choisi une place et patientent, semblant ignorer eux aussi totalement l'aboutissement de cette aventure. Un sursaut saisit la salle entière et elle sent que le tunnel s'est détaché...Ils s'envolent ou presque , tellement l'embarcation est légère: de l'intérieur, on la décrirait comme une mongolfière fermée, mais dont le panier aurait une forme ovale. Le nez en avant, soulevés par une vitesse de progression impressionnante, ils atteignent de façon inattendue un univers digne des paysages écossais où l'herbe fluorescente vient flirter avec la bruyère mauve...mariage naturel bigarré qui irradie l'âme de pensées fantastiques...
Autour d'elle s'étendent des montagnes verdoyantes inondées de baisers moutonneux et elle s'attend à tout moment à voir descendre le long d'un sentier pierreux quelque chevalier fantomatique brandissant une épée menaçante envers ces intrus trop réels. Son oeil vif est envoûté soudain par un arbre fantasmagorique: surmonté d'un tronc extrèmement fin et droit , il arbore des branches scintillantes enroulées , psychédéliques rosaces qui forment des dessins bizarres et semblent prendre vie. Médusée, elle regrette que le bateau volant poursuive son périple et elle s'attache alors à découvrir la surface sur laquelle ils progressent: c'est un petit ruisseau tout à fait traditionnel mais dont les rives sont peut-être un peu rectilignes pour ne pas intriguer le spectateur attentif.
Un cri étouffé surprend la gorge de notre rêveuse: l'eau crée un effet de loupe surprenant et la flore et les poissons apparaissent comme monstrueusement immenses....après, c'est le réveil, invariablement elle ouvre les paupières avec le bien-être étrange que produit une nuit de tendres calins...à l'instar de bras rassurants qui l'auraient encerclée de préventions au sortir de cette sortie étonnante.
A qui appartiennent ces yeux cobalt qui picotent ses pupilles de promesses informulées, une vagissante seconde avant de se réveiller?
Songe fantastique , ci, ruines décharnées
A l' interminable sourire crénelé
Dos ronds de géants verts, moutons et boeufs orange,
Coups de pinceau saillants dans ce tableau étrange,
Le vent sifflant ses notes, savantes, peint l'éveillée ,
Vagues ocres de bruyères , virevoltent, roses libres,
Chardons flottent, hésitent surtout à chiffonner
Pour de simples gigues leurs fières encolures ,
Rêve-t-on le haut-bois et la cornemuse
nos sens émerveillés de beauté nous abusent?
Au loin, on devine une falaise et un berger
La voix grave, le sentier, les rires cristallins,
D'une épousée aux boucles amande et yeux de blé,
Une main, au sourire un épi et un chien...
Un rêve pastoral qui prend congé de son gardien, les paupières s'éloignent des rivages rocheux des plaines nordiques.
Non, rien ne pouvait venir troubler la sérenité d'Ophélie.
Cet apaisement, elle l'avait mérité. Des semaines à ne plus dormir, à écrire, écrire, déverser en un flot continu toutes les blessures de son coeur .
Allegro ma non troppo en la majeur d'un Bach moderne: l'encre zigzaguait dans les layons creusés par sa langue inspirée, au coeur d'une forêt dense d'intenses virevoltées de sens. A la lisière de bois impromptus se dessinait le reflet vif du soleil rassurant qui ne pouvait pénétrer plus loin et sa plume hésitante et fragile longeait et se risquait parfois à flirter avec les arbres les plus excentrés, emportée par un élan d'optimisme et de sursaut.
A la cime d'un pin centenaire, parfois, un hommage silencieux saluait sa force, aux yeux pers et aux plumes tâchetées et alors l'envie de pleurer, de cerner ses plaies de haies ramassées, de couvrir le Mal d'un toit de branches mortes et de partir en courant. Clairs de lune où l'on discerne rien pourtant, et l'obligation de revenir sur ses pas à tatons, les membres roides et tétanisés de peur, de froid et de cris.
Ramasser le cadavre chaud de ses émotions fuies.